La Joie de Recevoir

 

J'aurai préféré y aller en voiture, mais je ne sais pas conduire et j'aurai probablement flippé. Pourtant, une voiture aurait été bien plus pratique. D'abord, il y a tellement de monde, ici... Tellement de monde. Les gens sont partout, fatigués et froissés, mais entiers. Etrange. Tous entiers.

Oui, une voiture aurait été plus rapide. Tôt ou tard, ils se lanceront à ma poursuite, et je dois absolument me rendre quelque part avant.

Les transports publics, ça craint. Les wagons puent ; on passe son temps serrés les uns contre les autres, à attendre. Et puis c'est intimidant. Les gens vous fixent. Ils regardent, regardent, sans savoir quel danger ils courent. L'un d'eux va finir par me dévisager une seconde de trop et je vais lui arracher la tronche, ce qui ne nous aidera pas, ni lui ni moi.

Alors je préfère me détourner et regarder par la fenêtre. Il n'y a rien à voir. Nous sommes dans un tunnel, et je dois fermer les yeux pour m'empêcher de hurler. Le wagon est comme un tunnel, un tunnel sans fenêtre, et j'ai l'impression d'être enterré trop profond. J'ai grandi dans des tunnels sans fenêtre. Leurs concepteurs n'ont pas pris la peine de décorer, de nous faire croire qu'il y avait quelque chose à regarder, quelque chose à chercher. Parce qu'il n'y avait rien. Aucun événement à attendre, aucun sans qu'un mec avec un scalpel y joue un rôle majeur, en tout cas. Ils ne faisaient pas semblant.

Au moins, ils ne vous bercent pas de faux espoirs.

Manny l'a fait, d'une certaine manière ; c'est pourquoi mes sentiments à son égard sont ambigus. Dans un sens, il est la meilleure chose qui nous soit arrivée. Dans un autre... Peut-être nous serions-nous mieux portés sans lui. Non, je délire. Sans Manny, tout aurait été pire : trente ans de perdus. Je n'en aurais rien su, bien sûr, mais je le sais à présent, et je suis heureux que les choses ne se soient pas déroulées comme prévu. Sans Manny, je ne serais pas là. Dans ce wagon, avec si peu de temps à ma disposition.

Les voyageurs me fixent toujours, les yeux écarquillés, ce qui n'est guère surprenant. Mon visage et ma jambe y sont pour quelque chose ; les gens n'aiment pas ça. Mais c'est moi, surtout, qui les gêne, et la rage qui irradie de ma personne. Ce n'est pas une bonne chose, mais la vie n'a pas été bonne pour moi. Echangeons nos places et on verra si vous gardez votre calme.

Une autre raison de mon ambivalence envers Manny, c'est le mystère qui plane sur ses motivations. Pourquoi nous a-t-il aidés ? Sue 2 dit que ça n'a pas d'importance, mais je crois que si. S'il ne s'agissait que d'une expérience, un jeu, ce serait différent, je crois que je l'aimerais moins. Mais je n'y crois pas. Il a agi par humanité - quel que soit le sens de ce mot. Si c'était une expérience, les événements de la dernière heure se seraient déroulés autrement. Pour commencer, Manny ne serait pas mort.

Si tout s'est passé comme prévu, Sue 2 doit être presque arrivée à destination. Non, mauvais réflexe. C'est Sue, maintenant, seulement Sue... Sans numéro. Et je ne suis que ce bon vieux Jack, du moins si je parviens jusque là-bas.

Le bleu est mon premier souvenir, mon éveil à la vie. Maintenant, je sais pourquoi : à cette époque j'ignorais que les autres couleurs existaient.

Un bleu diffus, un bleu accompagné d'un doux bourdonnement, dans une atmosphère froide et humide.

Il faut que je sorte de là. Je suis dans le métro depuis une heure et j'atteins mes limites. C'est très bruyant - pas un doux bourdonnement, un vacarme terrible. Les courts moments qui me restent, je ne veux pas les passer ainsi. Les gens se pressent autour de moi ; ils ont tous des endroits où aller. Pour la première fois de ma vie, je suis entouré de personnes qui vont quelque part.

Le tunnel n'a pas la bonne couleur. Les tunnels doivent être bleus ; je ne comprends pas sinon. J'ai passé les quatre premières années de ma vie, autant que je sache, dans un tunnel bleu. Si Manny n'avait pas été là, j'y serais encore. Quand il est venu travailler à la Ferme, j'ai tout de suite compris qu'il était différent. J'ignore comment ; à cette époque je ne pensais pas et je ne parlais pas, bien sûr.

Il ne se comportait pas comme notre précédent gardien. J'ai appris bien plus tard que la femme de Manny était morte en accouchant d'un bébé mort-né, c'est peut-être la raison...

Il a décidé de laisser certains d'entre nous sortir. Quelques-uns, d'abord, puis la moitié du stock de pièces de rechange.

Beaucoup ne s'adaptaient pas. Ils se contentaient de marcher sur l'herbe, errants, bouche bée. Ils paraissaient bleus, comme si la lumière du tunnel leur avait imbibé la peau. D'autres ne sortiraient pas du tout : ils avaient déjà été trop utilisés. Trois ans et plus de bras. Vous trouvez ça raisonnable ?

Manny nous laissait libres dans le complexe. A l'extérieur, il devait être prudent : la route passait très près de la Ferme. Un voisin aurait pu remarquer ces inconnus qui se roulaient dans l'herbe, nus comme des vers puisqu'ils ne nous donnaient pas de putains de vêtements. Nous n'en avons jamais eu. Durant des années, j'ai cru qu'il pleuvait tout le temps dehors parce que Manny ne nous laissait sortir qu'à ces moments-là.

Aujoud'hui, je porte un costume appartenant à Manny ; Sue est habillée d'un jean et d'une chemise. Le pantalon me gratte, c'est infernal, mais je me sens comme un prince. Les princes vivaient dans des châteaux, ils combattaient des monstres, épousaient des princesses, vivaient heureux et avaient beaucoup d'enfants. Je le sais, on me l'a raconté.

 



05/05/2008
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