Manny nous racontait des histoires, il nous éduquait... Ou du moins il essayait. Pour beaucoup d'entre nous, il était trop tard... Pour moi aussi, probablement. Je ne sais ni lire ni écrire. Il y a de grands vides dans ma tête. Parfois, j'arrive à suivre le fil d'un raisonnement, mais c'est rare et ça ne fait que souligner mes faiblesses. Dans mon cerveau, les idées tombent dans le vide. Par contre, je parle plutôt bien. J'étais un des chouchous de Manny ; il discutait beaucoup avec moi. J'ai beaucoup appris. Penser que j'aurai pu être intelligent me rend fou de rage.

Manny le disait. Sue le dit.

Mais il est trop tard. beaucoup trop tard.

J'avais dix ans quand ils sont venus pour la première fois. Le coup de fil a mis Manny au bord de la panique. Des pièces de rechange couraient partout dans le complexe ; il a couru pour nous rassembler tous. Nous sommes rentrés dans les tunnels juste à temps, nous demandant ce qui allait se passer.

Manny est entré dans mon tunnel, accompagné d'un grand mec pas sympathique qui dégageait le chemin à coups de pieds. Nous savions tous qu'il ne fallait rien dire : Manny nous avait prévenus. Ceux qui ne sortaient jamais des tunnels rampaient ou se balançaient contre les murs, comme d'habitude. Le grand mec les poussait sans ménagement. Ils tombaient, comme de gros quartiers de viande, continuant de faire des bruits avec leur bouche.

Manny s'est arrêté et m'a désigné du doigt. Sa main tremblait ; son visage était étrange, comme s'il essayait de ne pas pleurer. Le grand mec m'a attrapé par le bras pour me conduire hors du tunnel. Il m'a traîné jusqu'à la salle d'opération, où l'attendaient deux autres types en blouse blanche. Ils m'ont allongé sur la table et m'ont coupé deux doigts.

C'est pour ça que je ne peux pas écrire. Je suis droitier et ils m'ont coupé mes putains de doigts. Puis ils m'ont enfoncé une aiguille dans la main et m'ont recousu à la va-vite avec du fil transparent. Le grand mec m'a ramené dans le tunnel, il a ouvert la porte et m'a poussé à l'intérieur. Je n'ai rien dit. Je n'ai rien dit de toute l'opération.

Plus tard, Manny est venu me trouver ; je l'ai d'abord repoussé car je croyais qu'il allait me ramener là-bas. Mais quand il m'a serré dans ses bras, j'ai compris la différence et je l'ai laissé m'emmener dans la salle principale. Il m'a fait asseoir sur une chaise. Ma main était ensanglantée ; il me l'a lavée avant de vaporiser quelque chose qui m'a fait du bien.

Puis il m'a raconté. Il m'a expliqué où j'étais et pourquoi.

J'étais une pièce de rechange et je vivais dans une Ferme. Quand les gens riches attendent un bébé, m'a expliqué Manny, les docteurs prennent une cellule du foetus et clonent un autre bébé, avec les mêmes cellules. Ils font pousser le second bébé jusqu'à ce qu'il sache respirer puis ils l'envoient dans une Ferme.

Les pièces de rechange vivent dans la Ferme jusqu'à ce qu'il arrive quelque chose au vrai bébé. Si le vrai bébé s'abîme quelque chose, les docteurs viennent à la Ferme, découpent un morceau de la pièce de rechange pour la coudre sur le vrai bébé. Il n'y a pas de "rejet", m'a précisé Manny, ajoutant d'autres trucs que je n'ai pas vraiment compris.

Puis les docteurs recousent le bébé de rechange et le renvoient dans le tunnel... jusqu'à ce qu'il arrive autre chose au vrai bébé.

Alors les docteurs reviennent.

Manny me l'a raconté, et je l'ai raconté aux autres.

Nous avions beaucoup de chance. Il y avait de nombreuses Fermes pleine de gens bleus se contentant de ramper dans les tunnels, des feuilles de papier vierge, sans rien d'écrit dessus. D'après Manny, certains gardiens se font de l'argent de poche en laissant de vrais gens entrer la nuit.

Parfois les visiteurs se contentent de boire de la bière en se moquant des pièces de rechange, parfois, ils les baisent. Personne ne le sait et d'ailleurs, tout le monde s'en fout. Pourquoi éduquer les pièces de rechange, pourquoi leur offrir une vie ? Elles n'ont qu'un avenir, se faire débiter morceau par morceau.

Pourtant... peut-être aurait-ce été plus facile. La vérité est très dure à supporter. Comme les autres, on reste assis et on attend, mais on sait ce qu'on attend. Et qui est responsable.

Comme mon frère Jack. Pour lui, se coincer deux doigts dans la porte à dix ans n'était qu'un début. Le jour de son dix-huitième anniversaire, il a enroulé sa voiture autour d'un poteau et s'est écrasé les os de la jambe. C'est une des raisons pour laquelle je ne veux pas rester dans ce putain de métro. Un bout de jambe en moins, ça se remarque. Comme mes voisins peuvent difficilement ne pas voir que le côté gauche de mon visage est à vif, là où les docteurs ont pris un greffon quand une inconnue a jeté de l'eau bouillante à la gueule de mon frère. Il a aussi la majeure partie de mon estomac. Ce connard aime la bouffe épicée et boit trop de vin. Je ne sais pas à quoi ces trucs ressemblent, mais apparemment, faut éviter. L'année dernière, Jack s'est rendu dans une fête, il s'est saoulé, il s'est battu et il a perdu un oeil. Et j'ai perdu le mien aussi.

 



05/05/2008
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