Litt. • Michael Marshall Smith (La Joie de Recevoir)


Je voudrais vous parler de quelqu'un que j'aime beaucoup, il s'agit de Michael Marshall Smith...

 

"Un romancier insaisissable qui mélange les étiquettes avec beaucoup de talent."

 

 

Michael Marshall Smith est un écrivain un peu à part qui échappe aux genres classiques d'auteur de science-fiction, fantastique, thriller, futuriste, philosophique... Il est un peu tout ça à la fois avec une dominante dark fiction. Il a le don de manier humanité et cruauté avec pertinence, et ses univers, son approche et son style d'écriture sont vraiment particuliers.

M.M.Smith a écrit 3 romans de « science-fiction (?) » avant de s'orienter vers quelque chose de plus « thriller (?) » sous le nom de Michael Marshall. (biographie sur son site)

  

J'ai découvert Michael Marshall Smith tardivement mais sûrement, en plein hiver 1999, via sa nouvelle « La Joie de Recevoir » (publiée dans SF Mag n°7 pour la 1re fois en France) et qui fut à l'origine de son 2e roman : Frères de Chair (1996).

 

 

 

Je vous livre ci-après cette nouvelle qui m'a menée sur les chemins de MMS que j'ai suivis et que je suivrai encore, passionnément...

 


05/05/2008
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La Joie de Recevoir

 

J'aurai préféré y aller en voiture, mais je ne sais pas conduire et j'aurai probablement flippé. Pourtant, une voiture aurait été bien plus pratique. D'abord, il y a tellement de monde, ici... Tellement de monde. Les gens sont partout, fatigués et froissés, mais entiers. Etrange. Tous entiers.

Oui, une voiture aurait été plus rapide. Tôt ou tard, ils se lanceront à ma poursuite, et je dois absolument me rendre quelque part avant.

Les transports publics, ça craint. Les wagons puent ; on passe son temps serrés les uns contre les autres, à attendre. Et puis c'est intimidant. Les gens vous fixent. Ils regardent, regardent, sans savoir quel danger ils courent. L'un d'eux va finir par me dévisager une seconde de trop et je vais lui arracher la tronche, ce qui ne nous aidera pas, ni lui ni moi.

Alors je préfère me détourner et regarder par la fenêtre. Il n'y a rien à voir. Nous sommes dans un tunnel, et je dois fermer les yeux pour m'empêcher de hurler. Le wagon est comme un tunnel, un tunnel sans fenêtre, et j'ai l'impression d'être enterré trop profond. J'ai grandi dans des tunnels sans fenêtre. Leurs concepteurs n'ont pas pris la peine de décorer, de nous faire croire qu'il y avait quelque chose à regarder, quelque chose à chercher. Parce qu'il n'y avait rien. Aucun événement à attendre, aucun sans qu'un mec avec un scalpel y joue un rôle majeur, en tout cas. Ils ne faisaient pas semblant.

Au moins, ils ne vous bercent pas de faux espoirs.

Manny l'a fait, d'une certaine manière ; c'est pourquoi mes sentiments à son égard sont ambigus. Dans un sens, il est la meilleure chose qui nous soit arrivée. Dans un autre... Peut-être nous serions-nous mieux portés sans lui. Non, je délire. Sans Manny, tout aurait été pire : trente ans de perdus. Je n'en aurais rien su, bien sûr, mais je le sais à présent, et je suis heureux que les choses ne se soient pas déroulées comme prévu. Sans Manny, je ne serais pas là. Dans ce wagon, avec si peu de temps à ma disposition.

Les voyageurs me fixent toujours, les yeux écarquillés, ce qui n'est guère surprenant. Mon visage et ma jambe y sont pour quelque chose ; les gens n'aiment pas ça. Mais c'est moi, surtout, qui les gêne, et la rage qui irradie de ma personne. Ce n'est pas une bonne chose, mais la vie n'a pas été bonne pour moi. Echangeons nos places et on verra si vous gardez votre calme.

Une autre raison de mon ambivalence envers Manny, c'est le mystère qui plane sur ses motivations. Pourquoi nous a-t-il aidés ? Sue 2 dit que ça n'a pas d'importance, mais je crois que si. S'il ne s'agissait que d'une expérience, un jeu, ce serait différent, je crois que je l'aimerais moins. Mais je n'y crois pas. Il a agi par humanité - quel que soit le sens de ce mot. Si c'était une expérience, les événements de la dernière heure se seraient déroulés autrement. Pour commencer, Manny ne serait pas mort.

Si tout s'est passé comme prévu, Sue 2 doit être presque arrivée à destination. Non, mauvais réflexe. C'est Sue, maintenant, seulement Sue... Sans numéro. Et je ne suis que ce bon vieux Jack, du moins si je parviens jusque là-bas.

Le bleu est mon premier souvenir, mon éveil à la vie. Maintenant, je sais pourquoi : à cette époque j'ignorais que les autres couleurs existaient.

Un bleu diffus, un bleu accompagné d'un doux bourdonnement, dans une atmosphère froide et humide.

Il faut que je sorte de là. Je suis dans le métro depuis une heure et j'atteins mes limites. C'est très bruyant - pas un doux bourdonnement, un vacarme terrible. Les courts moments qui me restent, je ne veux pas les passer ainsi. Les gens se pressent autour de moi ; ils ont tous des endroits où aller. Pour la première fois de ma vie, je suis entouré de personnes qui vont quelque part.

Le tunnel n'a pas la bonne couleur. Les tunnels doivent être bleus ; je ne comprends pas sinon. J'ai passé les quatre premières années de ma vie, autant que je sache, dans un tunnel bleu. Si Manny n'avait pas été là, j'y serais encore. Quand il est venu travailler à la Ferme, j'ai tout de suite compris qu'il était différent. J'ignore comment ; à cette époque je ne pensais pas et je ne parlais pas, bien sûr.

Il ne se comportait pas comme notre précédent gardien. J'ai appris bien plus tard que la femme de Manny était morte en accouchant d'un bébé mort-né, c'est peut-être la raison...

Il a décidé de laisser certains d'entre nous sortir. Quelques-uns, d'abord, puis la moitié du stock de pièces de rechange.

Beaucoup ne s'adaptaient pas. Ils se contentaient de marcher sur l'herbe, errants, bouche bée. Ils paraissaient bleus, comme si la lumière du tunnel leur avait imbibé la peau. D'autres ne sortiraient pas du tout : ils avaient déjà été trop utilisés. Trois ans et plus de bras. Vous trouvez ça raisonnable ?

Manny nous laissait libres dans le complexe. A l'extérieur, il devait être prudent : la route passait très près de la Ferme. Un voisin aurait pu remarquer ces inconnus qui se roulaient dans l'herbe, nus comme des vers puisqu'ils ne nous donnaient pas de putains de vêtements. Nous n'en avons jamais eu. Durant des années, j'ai cru qu'il pleuvait tout le temps dehors parce que Manny ne nous laissait sortir qu'à ces moments-là.

Aujoud'hui, je porte un costume appartenant à Manny ; Sue est habillée d'un jean et d'une chemise. Le pantalon me gratte, c'est infernal, mais je me sens comme un prince. Les princes vivaient dans des châteaux, ils combattaient des monstres, épousaient des princesses, vivaient heureux et avaient beaucoup d'enfants. Je le sais, on me l'a raconté.

 


05/05/2008
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Manny nous racontait des histoires, il nous éduquait... Ou du moins il essayait. Pour beaucoup d'entre nous, il était trop tard... Pour moi aussi, probablement. Je ne sais ni lire ni écrire. Il y a de grands vides dans ma tête. Parfois, j'arrive à suivre le fil d'un raisonnement, mais c'est rare et ça ne fait que souligner mes faiblesses. Dans mon cerveau, les idées tombent dans le vide. Par contre, je parle plutôt bien. J'étais un des chouchous de Manny ; il discutait beaucoup avec moi. J'ai beaucoup appris. Penser que j'aurai pu être intelligent me rend fou de rage.

Manny le disait. Sue le dit.

Mais il est trop tard. beaucoup trop tard.

J'avais dix ans quand ils sont venus pour la première fois. Le coup de fil a mis Manny au bord de la panique. Des pièces de rechange couraient partout dans le complexe ; il a couru pour nous rassembler tous. Nous sommes rentrés dans les tunnels juste à temps, nous demandant ce qui allait se passer.

Manny est entré dans mon tunnel, accompagné d'un grand mec pas sympathique qui dégageait le chemin à coups de pieds. Nous savions tous qu'il ne fallait rien dire : Manny nous avait prévenus. Ceux qui ne sortaient jamais des tunnels rampaient ou se balançaient contre les murs, comme d'habitude. Le grand mec les poussait sans ménagement. Ils tombaient, comme de gros quartiers de viande, continuant de faire des bruits avec leur bouche.

Manny s'est arrêté et m'a désigné du doigt. Sa main tremblait ; son visage était étrange, comme s'il essayait de ne pas pleurer. Le grand mec m'a attrapé par le bras pour me conduire hors du tunnel. Il m'a traîné jusqu'à la salle d'opération, où l'attendaient deux autres types en blouse blanche. Ils m'ont allongé sur la table et m'ont coupé deux doigts.

C'est pour ça que je ne peux pas écrire. Je suis droitier et ils m'ont coupé mes putains de doigts. Puis ils m'ont enfoncé une aiguille dans la main et m'ont recousu à la va-vite avec du fil transparent. Le grand mec m'a ramené dans le tunnel, il a ouvert la porte et m'a poussé à l'intérieur. Je n'ai rien dit. Je n'ai rien dit de toute l'opération.

Plus tard, Manny est venu me trouver ; je l'ai d'abord repoussé car je croyais qu'il allait me ramener là-bas. Mais quand il m'a serré dans ses bras, j'ai compris la différence et je l'ai laissé m'emmener dans la salle principale. Il m'a fait asseoir sur une chaise. Ma main était ensanglantée ; il me l'a lavée avant de vaporiser quelque chose qui m'a fait du bien.

Puis il m'a raconté. Il m'a expliqué où j'étais et pourquoi.

J'étais une pièce de rechange et je vivais dans une Ferme. Quand les gens riches attendent un bébé, m'a expliqué Manny, les docteurs prennent une cellule du foetus et clonent un autre bébé, avec les mêmes cellules. Ils font pousser le second bébé jusqu'à ce qu'il sache respirer puis ils l'envoient dans une Ferme.

Les pièces de rechange vivent dans la Ferme jusqu'à ce qu'il arrive quelque chose au vrai bébé. Si le vrai bébé s'abîme quelque chose, les docteurs viennent à la Ferme, découpent un morceau de la pièce de rechange pour la coudre sur le vrai bébé. Il n'y a pas de "rejet", m'a précisé Manny, ajoutant d'autres trucs que je n'ai pas vraiment compris.

Puis les docteurs recousent le bébé de rechange et le renvoient dans le tunnel... jusqu'à ce qu'il arrive autre chose au vrai bébé.

Alors les docteurs reviennent.

Manny me l'a raconté, et je l'ai raconté aux autres.

Nous avions beaucoup de chance. Il y avait de nombreuses Fermes pleine de gens bleus se contentant de ramper dans les tunnels, des feuilles de papier vierge, sans rien d'écrit dessus. D'après Manny, certains gardiens se font de l'argent de poche en laissant de vrais gens entrer la nuit.

Parfois les visiteurs se contentent de boire de la bière en se moquant des pièces de rechange, parfois, ils les baisent. Personne ne le sait et d'ailleurs, tout le monde s'en fout. Pourquoi éduquer les pièces de rechange, pourquoi leur offrir une vie ? Elles n'ont qu'un avenir, se faire débiter morceau par morceau.

Pourtant... peut-être aurait-ce été plus facile. La vérité est très dure à supporter. Comme les autres, on reste assis et on attend, mais on sait ce qu'on attend. Et qui est responsable.

Comme mon frère Jack. Pour lui, se coincer deux doigts dans la porte à dix ans n'était qu'un début. Le jour de son dix-huitième anniversaire, il a enroulé sa voiture autour d'un poteau et s'est écrasé les os de la jambe. C'est une des raisons pour laquelle je ne veux pas rester dans ce putain de métro. Un bout de jambe en moins, ça se remarque. Comme mes voisins peuvent difficilement ne pas voir que le côté gauche de mon visage est à vif, là où les docteurs ont pris un greffon quand une inconnue a jeté de l'eau bouillante à la gueule de mon frère. Il a aussi la majeure partie de mon estomac. Ce connard aime la bouffe épicée et boit trop de vin. Je ne sais pas à quoi ces trucs ressemblent, mais apparemment, faut éviter. L'année dernière, Jack s'est rendu dans une fête, il s'est saoulé, il s'est battu et il a perdu un oeil. Et j'ai perdu le mien aussi.

 


05/05/2008
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C'est trop drôle de vivre dans une Ferme. Vraiment. Les gens se cognent dans les murs, bavent, frappent dans leurs mains sans doigts et chient dans des sacs de colostomie. J'ignore qui était pire à fréquenter, ceux qui savaient ce qui se passait et ceux qui exhalaient la haine ou ceux qui rebondissaient lentement contre les murs des tunnels. Parfois les gens des tunnels restaient immobiles des jours entiers, parfois ils s'agitaient sans raison. Personne ne savait ce qu'ils allaient faire : il n'y avait personne dans leur tête. C'est ce que Manny a fait pour Sue, Jenny et moi : il a mis des gens dans nos têtes.

Parfois, nous nous asseyions en cercle et nous parlions des vrais gens, tentant d'imaginer ce qu'ils faisaient, ce que ce serait d'être eux plutôt que nous. Manny disait que ce n'était pas une bonne idée, mais nous le faisions tout de même. Même les pièces de rechange ont le droit de rêver.

Ca aurait pu continuer éternellement, ou plutôt jusqu'à ce que nos frères et soeurs deviennent vieux et commencent à tomber en morceaux. Il paraît que la fin est rapide : il y a une limite à ce que l'on peut couper. Du moins en théorie. Quand on voit des pièces de rechange aveugles, sans bras ni jambes, se tortiller dans un coin sombre, on a tendance à en douter.

Mais cet après-midi, le téléphone a sonné et nous nous sommes tous levé pour rejoindre le tunnel. Je me suis assis à côté de Sue 2. Manny disait que nous nous aimions, mais comment savoir ? Je suis plus heureux quand elle est là, c'est tout. Elle n'a plus de dents, plus de bras gauche et ils lui ont pris ses ovaires, mais je l'aime bien. Elle me fait rire.

Manny est entré avec un grand type. Il avait l'air plus effondré que d'habitude. Il a pris son temps, au point que le grand type s'est mis à hurler. Enfin il a désigné Jenny 2.

Jenny 2 était l'une des préférées de Manny. Elle, Sue et moi, nous étions les seuls à qui il pouvait parler. L'homme a traîné Jenny, et Manny les a regardé partir. Quand les portes se sont refermées, il s'est assis et s'est mis à pleurer.

La vraie Jenny avait été prise dans un incendie. Toute sa peau était brûlée. Jenny 2 ne reviendrai pas.

Nous nous sommes assis à côté de Manny... qui soudain s'est levé. Prenant Sue par la main, il m'a dit de le suivre. Il nous a conduit dans son appartement et nous a donné des vêtements, ceux que nous portons maintenant. Il nous a donné un peu d'argent avant de nous dire où aller. Il avait deviné ce qui se passerait, ou il n'en pouvait plus.

Nous avions à peine enfilé nos habits que l'enfer s'est déchaîné. Quand ils sont venus chercher Manny, nous étions cachés : nous avons entendu ce qui s'est passé.

Jenny 2 avait parlé. Les docteurs n'utilisent pas de drogues ou d'anesthésie, sauf quand le choc opératoire peut tuer la pièce de rechange. Pourquoi se faire chier ? L'opération de Jenny 2 était terminale, elle était consciente. Quand le type s'est penché sur elle, souriant, prêt à lui retirer le premier morceau de son visage, elle n'a pas réussi à se retenir et je ne lui en veux pas.

- S'il vous plaît. S'il vous plaît, non.

C'est pas grand chose. Putain c'est pas grand chose. Mais c'était assez. Elle aurait dû être incapable de dire un mot.

Manny s'est interposé quand ils ont essayé d'ouvrir les tunnels. Ils l'ont abattu et ils sont entrés tout de même. Sue et moi nous sommes enfuis ; je ne sais pas ce qu'ils ont fait. Je ne crois pas qu'ils les aient tous tués - la plupart avaient encore beaucoup de morceaux. Ils leur ont enlevé des bouts de cerveau, je suppose, pour s'assurer qu'il reste des vraies gens.

Nous nous sommes enfuis et nous avons enfin rejoint la ville. J'ai dit au revoir à Sue dans le métro : elle pouvait se rendre chez elle à pied. J'ai plus de chemin à faire. Ils vont nous chercher, nous devions nous séparer. C'était la meilleure chose à faire... Je ne connais rien à l'amour, mais je donnerai mes deux mains pour qu'elle soit avec moi maintenant.

Le temps nous est compté mais je m'en fous. Manny nous a donné les adresses, nous savons où aller. Sue pense que nous pourrons prendre leur place. Je ne crois pas, mais je n'ai pas eu le courage de lui dire. Nous nous trahirions trop vite, nous n'en savons pas assez. Nous n'avons pas une chance... Ce n'était qu'un rêve, un sujet de conversation.

Mais il y a une chose que je vais faire. Je vais le voir. Je vais trouver la maison de Jack, sonner à sa porte et le voir face à face.

Et avant qu'ils me retrouvent, je vais récupérer quelques petites choses.

 

 

 

 

Texte © Michael Marshall Smith 1994 et Science-Fiction Magazine 1999 pour cette édition.

Traduction © Grégoire Dannereau 1999

 


05/05/2008
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