C'est trop drôle de vivre dans une Ferme. Vraiment. Les gens se cognent dans les murs, bavent, frappent dans leurs mains sans doigts et chient dans des sacs de colostomie. J'ignore qui était pire à fréquenter, ceux qui savaient ce qui se passait et ceux qui exhalaient la haine ou ceux qui rebondissaient lentement contre les murs des tunnels. Parfois les gens des tunnels restaient immobiles des jours entiers, parfois ils s'agitaient sans raison. Personne ne savait ce qu'ils allaient faire : il n'y avait personne dans leur tête. C'est ce que Manny a fait pour Sue, Jenny et moi : il a mis des gens dans nos têtes.

Parfois, nous nous asseyions en cercle et nous parlions des vrais gens, tentant d'imaginer ce qu'ils faisaient, ce que ce serait d'être eux plutôt que nous. Manny disait que ce n'était pas une bonne idée, mais nous le faisions tout de même. Même les pièces de rechange ont le droit de rêver.

Ca aurait pu continuer éternellement, ou plutôt jusqu'à ce que nos frères et soeurs deviennent vieux et commencent à tomber en morceaux. Il paraît que la fin est rapide : il y a une limite à ce que l'on peut couper. Du moins en théorie. Quand on voit des pièces de rechange aveugles, sans bras ni jambes, se tortiller dans un coin sombre, on a tendance à en douter.

Mais cet après-midi, le téléphone a sonné et nous nous sommes tous levé pour rejoindre le tunnel. Je me suis assis à côté de Sue 2. Manny disait que nous nous aimions, mais comment savoir ? Je suis plus heureux quand elle est là, c'est tout. Elle n'a plus de dents, plus de bras gauche et ils lui ont pris ses ovaires, mais je l'aime bien. Elle me fait rire.

Manny est entré avec un grand type. Il avait l'air plus effondré que d'habitude. Il a pris son temps, au point que le grand type s'est mis à hurler. Enfin il a désigné Jenny 2.

Jenny 2 était l'une des préférées de Manny. Elle, Sue et moi, nous étions les seuls à qui il pouvait parler. L'homme a traîné Jenny, et Manny les a regardé partir. Quand les portes se sont refermées, il s'est assis et s'est mis à pleurer.

La vraie Jenny avait été prise dans un incendie. Toute sa peau était brûlée. Jenny 2 ne reviendrai pas.

Nous nous sommes assis à côté de Manny... qui soudain s'est levé. Prenant Sue par la main, il m'a dit de le suivre. Il nous a conduit dans son appartement et nous a donné des vêtements, ceux que nous portons maintenant. Il nous a donné un peu d'argent avant de nous dire où aller. Il avait deviné ce qui se passerait, ou il n'en pouvait plus.

Nous avions à peine enfilé nos habits que l'enfer s'est déchaîné. Quand ils sont venus chercher Manny, nous étions cachés : nous avons entendu ce qui s'est passé.

Jenny 2 avait parlé. Les docteurs n'utilisent pas de drogues ou d'anesthésie, sauf quand le choc opératoire peut tuer la pièce de rechange. Pourquoi se faire chier ? L'opération de Jenny 2 était terminale, elle était consciente. Quand le type s'est penché sur elle, souriant, prêt à lui retirer le premier morceau de son visage, elle n'a pas réussi à se retenir et je ne lui en veux pas.

- S'il vous plaît. S'il vous plaît, non.

C'est pas grand chose. Putain c'est pas grand chose. Mais c'était assez. Elle aurait dû être incapable de dire un mot.

Manny s'est interposé quand ils ont essayé d'ouvrir les tunnels. Ils l'ont abattu et ils sont entrés tout de même. Sue et moi nous sommes enfuis ; je ne sais pas ce qu'ils ont fait. Je ne crois pas qu'ils les aient tous tués - la plupart avaient encore beaucoup de morceaux. Ils leur ont enlevé des bouts de cerveau, je suppose, pour s'assurer qu'il reste des vraies gens.

Nous nous sommes enfuis et nous avons enfin rejoint la ville. J'ai dit au revoir à Sue dans le métro : elle pouvait se rendre chez elle à pied. J'ai plus de chemin à faire. Ils vont nous chercher, nous devions nous séparer. C'était la meilleure chose à faire... Je ne connais rien à l'amour, mais je donnerai mes deux mains pour qu'elle soit avec moi maintenant.

Le temps nous est compté mais je m'en fous. Manny nous a donné les adresses, nous savons où aller. Sue pense que nous pourrons prendre leur place. Je ne crois pas, mais je n'ai pas eu le courage de lui dire. Nous nous trahirions trop vite, nous n'en savons pas assez. Nous n'avons pas une chance... Ce n'était qu'un rêve, un sujet de conversation.

Mais il y a une chose que je vais faire. Je vais le voir. Je vais trouver la maison de Jack, sonner à sa porte et le voir face à face.

Et avant qu'ils me retrouvent, je vais récupérer quelques petites choses.

 

 

 

 

Texte © Michael Marshall Smith 1994 et Science-Fiction Magazine 1999 pour cette édition.

Traduction © Grégoire Dannereau 1999

 



05/05/2008
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